Management des experts, arrêtez le massacre !
J’ai participé pour la première fois il y a 8 ans à la mise en place d’un dispositif d’animation de l’expertise technique pour un grand groupe industriel. Il s’agissait d’abord de répondre à un problème de sécurisation des compétences rares et critiques pour le groupe. Mais il s’agissait aussi de traiter un mal-être latent : les experts techniques se sentaient mal reconnus, mal managés et surtout mal utilisés. Autant, la plus-value d’un expert financier est facilement objectivable et monétisable, autant la plus-value de certains experts techniques s’avère plus délicate à valoriser. Il arrive même qu’elle ne soit véritablement découverte par le manager qu’à l’occasion d’une démission ou d’un départ à la retraite. « Il a fallu qu’il parte pour que nous prenions conscience de ce qu’il nous apportait… » Dommage !
8 ans plus tard, et plusieurs projets de ce type derrière moi, je continue à m’interroger : les experts techniques sont-ils toujours reconnus, valorisés, animés avec pertinence ? Combien d’entreprises, surtout dans les secteurs d’activité traditionnels, ont une tendance naturelle à survaloriser le management au détriment de l’expertise, par exemple dans les parcours professionnels ? A l’inverse, combien de dirigeants ont à cœur de créer un écosystème favorable aux experts dans leur entreprise ? Certains stéréotypes vont bon train lorsque les langues se délient : « Les experts sont rigides. Ils travaillent dans leur coin, ils ne sont pas drôles, avec eux rien n’est jamais possible. Ils communiquent mal et sont maladroits. Ils font de la résistance au changement. Ils n’écoutent pas les autres, ne s’écoutent pas entre eux et ont tendance à se braquer. Ils passent leur temps à se protéger. Ils ont un ego difficile à gérer… ». L’animation des managers fait l’objet de publications permanentes… mais quid de l’animation des experts ?
Et d’abord, qu’est-ce qu’un expert ?
Nous vous proposons de retenir trois critères :
- L’expert technique – et l’expert tout court – se définit par sa pratique avérée et son expérience riche qui lui ont permis d’emmagasiner une banque de données susceptible de nourrir sa finesse de perception, de diagnostic rapide et de résolution. L’expertise se construit dans le temps.
- Il se caractérise aussi par sa capacité à rendre disponible un savoir de haut niveau dans un domaine spécifique. L’expertise se mesure à la qualité des contributions.
- Enfin, critère fréquent mais pas systématique, l’expert intervient dans un domaine stratégique pour l’entreprise.
C’est à partir de cette définition que se définissent les niveaux d’intervention de l’expert technique. L’expert peut intervenir à 3 niveaux.
D’abord, et c’est le socle indispensable pour affirmer une expertise, l’expert est celui qui permet la contagion du savoir et la résolution des problèmes techniques. Il partage des données, des analyses et un avis permettant à celui qui décide de le faire en toute connaissance de cause. L’information qu’il produit permet la prise de décision éclairée et une résolution efficace des problèmes. Sans elle, impossible de maîtriser les risques techniques, de choisir des options d’investissement, d’innover et de se réinventer avec audace. Qu’on suive son avis ou pas, l’expert demande donc à être questionné, écouté, compris, mis à contribution et reconnu pour la qualité de son analyse et de ses propositions.
Ensuite, il joue un rôle d’éveilleur. Rôle subtil et délicat qui peut prendre deux formes selon les domaines d’expertise et les entreprises : gardien du temple et/ou créateur. Plus les enjeux de fiabilité sont élevés – comme dans certaines industries – plus il est important de séparer ces deux dimensions : les gardiens du temple surveillent et garantissent la conformité. Les créateurs innovent, proposent et font preuve d’audace. A l’inverse de cette séparation des gardiens et des créateurs, nombre d’entreprises particulièrement innovantes dans le secteur des nouvelles technologies développent des méthodes agiles : elles distinguent ces deux dimensions mais multiplient les connexions entre elles. Si la bonne combinaison de ces deux dimensions produit des miracles, leur confusion est dévastatrice et place l’expert au cœur d’une équation insoluble : lorsqu’il prend une posture de gardien, on lui reproche d’anesthésier l’entreprise et de ne rien proposer. Lorsqu’il prend la casquette du créateur, on lui reproche de manquer de réalisme !
Enfin, et c’est la précellence des plus chevronnés, l’expert intervient en appui du dirigeant pour élaborer des décisions et des stratégies. Cela nécessite de maîtriser parfaitement son domaine et de s’ouvrir pour comprendre des problématiques plus globales d’entreprise. L’interlocuteur « business » de l’expert n’est donc pas forcément son manager, mais celui qui décide : dirigeant ou patron de projet selon les cas. L’écran managérial présente d’ailleurs le risque de couper l’expert du sens et des enjeux de ses missions… et donc de le rendre moins performant.
Le schéma ci-dessous reprend ces 3 niveaux :
Ce rôle expose l’expert à une pression considérable, souvent mal appréhendée par les managers et peu perceptible de l’extérieur.
Nous avons mieux à faire que de la politique interne !
Les dysfonctionnements managériaux et organisationnels ont un impact direct sur la valeur ajoutée des experts techniques. Ainsi à chaque fois qu’un dirigeant n’assume pas pleinement son pouvoir de décision – nous l’appellerons le dirigeant « hypodécideur » – il met en danger les experts techniques. L’hypodécideur, se prémunit de son rôle de décideur et cherche à le faire assumer par les autres en leur demandant de s’engager au-delà de leur champ de responsabilité. Dérangé par les vérités potentiellement clivantes avancées par les experts, il crée un environnement dans lequel les rôles et les responsabilités deviennent confus. Il incite les autres à s’exposer à mesure qu’il se protège et met ainsi son entreprise en danger. Certains experts en profitent pour prendre le pouvoir… mais ils perdent par là-même une partie de leur plus-value. D’autres, plus nombreux, comprennent qu’ils deviennent ainsi des fusibles potentiels en cas de problème et adoptent une posture de replis craintif et de protection personnelle. L’analyse réalisée suite à l’explosion de la navette Challenger en 1986 donne une parfaite illustration de ces dysfonctionnements, le dirigeant décisionnaire exigeant du responsable technique qu’il ôte un instant sa casquette d’expert au profit d’une casquette de manager : l’avis technique est ainsi évacué. Un consensus de façade est trouvé et la fusée est lancée avec les conséquences que l’on connaît.
A l’inverse, les managers hyperdécideurs génèrent d’autres dysfonctionnements. Certains n’écoutent tout simplement pas les avis techniques, n’utilisant les experts que pour se conforter dans des décisions jouées d’avance. D’autres cantonnent les experts dans un rôle de cerbère, certes ponctuellement utile, mais trop restrictif et dangereux à termes pour l’équilibre du groupe. Ils en font les agents de surveillance de leur entreprise. Instrumentalisés dans un système de défiance, les experts servent au dirigeant à conserver son emprise sur le collectif, à étouffer les avis discordants, à garantir une forme de conformité. Dans cet esprit, les experts mal utilisés, perdent une large part de leur valeur ajoutée et se coupent des objectifs opérationnels de l’entreprise et de ses enjeux de performance. Certains refusent cette situation et se mettent à dissimuler les informations au dirigeant, redoutant leur utilisation à charge… D’autres profitent de la situation pour asseoir une emprise personnelle quitte à ce que cela se fasse par la peur et au détriment de toute logique entrepreneuriale.
Dans les deux cas, confrontés à des managers hypo ou hyper décideurs, les experts sont amenés à consacrer beaucoup trop de temps et d’énergie à la gestion de problèmes de politique et de jeux de pouvoir interne… Or les experts ont beaucoup mieux à faire que la politique interne : ils ne sont véritablement pertinents – et heureux de surcroît – qu’à condition d’en être préservés et de pouvoir s’investir à fond dans leur champ d’expertise au service de la performance de l’entreprise et de la fiabilité des décisions prises.
3 erreurs fatales dans l'animation et la performance des experts
Plus globalement, l’animation et la mise en puissance des experts, au sein des grandes organisations, est un véritable défi difficile à appréhender. Trois erreurs sont particulièrement fréquentes et dangereuses en la matière.
La première erreur est la plus dangereuse. Elle part d’une intention louable et touche les entreprises qui cherchent à animer leurs experts techniques, sans toutefois aller au bout de la démarche. La tentation est grande, surtout dans des entreprises dominées par le culte des indicateurs et de la communication interne, de déployer de beaux projets bien marketés d’animation de l’expertise… qui privilégient les effets de communication à l’action de fond. Or, la nature même de leur mission porte les experts à la profondeur plutôt qu’à la superficialité. A l’analyse exhaustive et à la recherche de solutions de fond plutôt qu’au culte de l’image. A se confronter à l’épreuve des faits plutôt qu’à la motivation de surface ponctuellement générée par des discours ou par de beaux supports de com. Inutile donc de se lancer dans une démarche destinée à optimiser la valeur ajoutée des experts si l’on n’a pas une vision complète des enjeux de l’expertise au sein de son entreprise et si l’on est prêt qu’à des actions de surface.
Seconde erreur, fatale pour les experts : les rôles mal définis et la compétition interne. Qu’elle soit induite par l’organisation ou par les comportements managériaux, la compétition interne constitue un poison pour l’expert. La fonction de l’expert consiste à la base à éclairer les décisions pour qu’elles puissent être prises avec discernement, en toute connaissance de cause par les dirigeants. Cela nécessite du recul et de l’impartialité, ainsi qu’une capacité à agir en collaboration pour écouter, partager, accepter les désaccords sans en faire une affaire personnelle. La compétition entre les directions d’expertise ou bien avec les directions opérationnelles provoque des biais destructeurs de valeur pour les experts.
Pour aller plus loin, il faut bien distinguer les deux catégories d’experts « éveilleurs » : les créateurs d’un côté et les gardiens du temple de l’autre. Les experts créateurs sont directement impliqués dans la recherche de performance et associées aux démarches commerciales ou d’innovation : l’envie de gagner, la capacité à entrer dans une logique de challenge, la recherche de solutions performantes et intégrant les enjeux de l’entreprise est alors indispensable. Et il est essentiel dans ces cas-là de bien clarifier les rôles : le rôle de gardiens du temple nécessite, à l’inverse du précédent, une grande indépendance et impartialité. Il est essentiel à chaque fois qu’il y a un enjeu de fiabilité, de sécurité et de maîtrise du risque.
Dès lors, deux problèmes surviennent fréquemment : le flou des rôles et des responsabilités, qui génère une pression considérable. La compétition interne entre gardiens et créateurs, qui aboutit à une forme de radicalisation dangereuse : les gardiens du temple se radicalisent dans une surévaluation des risques. Les créateurs se radicalisent dans leur volontarisme aveugle. Dans tous les cas, les experts perdent une large part de leur plus-value : leurs analyses, leurs avis et leurs propositions se font en réaction à celles des autres et non au service d’un projet commun. C’est ainsi que l’organisation de l’entreprise peut même parfois étouffer les experts au lieu de les mettre en puissance.
Troisième erreur, la déresponsabilisation des experts qui se transforment alors en exécutants aveugles et souvent démotivés. Mais la question se pose alors de savoir de quoi l’expert est responsable… et de quoi il n’est pas responsable ! Plus la réponse à cette question est claire et assumée par tous, et plus la valeur ajoutée des experts est forte. Mais à chaque fois qu’il existe un flou, les problèmes surviennent. Lorsqu’on cantonne les experts à un rôle d’exécutant, sans leur faire partager la stratégie, sans les impliquer aux projets, sans valoriser leur plus-value et sans clarifier précisément leur champ de responsabilité, ils risquent de quitter l’entreprise ou bien de se transformer progressivement en techniciens étriqués.
Les clés d’une bonne combinaison expert/décideur
Comment dès lors mettre toutes les chances de son côté et permettre une bonne combinaison entre expert et décideur ? Nous vous proposons d’explorer quatre pistes, non exclusives, pour aller plus loin…
Première piste, clarifier les rôles
Un expert qui apporte une plus-value est un expert qui peut se consacrer pleinement à son métier sans être pollué par les problèmes internes. Le diagnostic organisationnel, la cartographie des rôles et responsabilités, la clarification des missions et des postures associées sont des outils essentiels en la matière. Il s’agit ensuite de bien clarifier les circuits de décision et, par là-même, auprès de qui l’expert doit intervenir en priorité. La clé de la réussite réside dans la force du binôme expert/décideur. Les experts expriment leur valeur ajoutée à mesure qu’on les écoute et qu’on les challenge. Au-delà de la proximité managériale, le binôme expert/décideur est donc fondamental : cela passe par des échanges nourris, des circuits de décision rapides, des méthodes de travail agiles, favorisant la bonne connexion entre expertise et opérationnel… mais aussi entre gardiens du temple et créateurs. Les organisations mal ficelées et chapeautées par des managers lointains en compétition entre eux empêchent les experts de jouer pleinement leur rôle.
Le schéma ci-dessous montre un exemple d’interactions vertueuses entre expert et décideur :
Deuxième piste, réfléchir au profil, à la valeur ajoutée et au rôle du manager d’experts
Il est par exemple dommage de se priver de l’expertise d’un spécialiste parce qu’on le charge d’une responsabilité managériale pour laquelle il n’a aucun goût. Laissons les experts faire leur métier. La supervision, le mentoring, l’animation, les projets collaboratifs conviennent bien aux entités d’expertise et apportent souvent plus que les relations managériales au sens strict. Le management des experts n’a en outre pas grand-chose à voir avec le management « traditionnel ». Manager un expert, c’est d’abord lui faciliter la vie : comprendre ce qu’il dit et lui apporter le challenge dont il a besoin. Lui donner l’occasion de faire fructifier son bien le plus précieux, son expertise, et s’occuper de son évolution professionnelle. C’est aussi le protéger, lui « faciliter l’interne » pour qu’il puisse contribuer sans crainte auprès des décideurs, communiquer de façon adaptée, trouver la bonne posture. C’est encore lui garantir une organisation globale efficiente avec des arbitrages efficaces qui lui permette d’apporter sa contribution dans de bonnes conditions. C’est enfin donner un feedback qualitatif pour donner confiance et éviter les écueils tels que la rétention d’information ou l’arrogance d’expert.
Troisième piste, s’intéresser aux experts et à leur développement professionnel
Cela passe d’abord par une cartographie et un soin tout particulier porté aux compétences rares et aux expertises critiques. Il arrive que ce soit la démission d’un expert de talent qui fasse prendre brutalement conscience à l’entreprise qu’elle avait en son sein une personne de valeur dotée d’une compétence difficile à remplacer. Cela passe ensuite par l’objectivation de la valeur ajoutée et de l’impact sur le moyen et le long terme. Autant un expert financier apporte une plus-value monétisable et facile à mesurer, autant il est difficile d’appréhender l’impact réel d’une multitude d’experts. Cela passe enfin par une politique dynamique de développement des compétences, d’ouverture à l’externe et de parcours professionnel pour les experts. Les classifications en niveaux d’expertise – niveau 1 pour les techniciens, jusqu’au niveau X pour des experts au rayonnement international et stratégiques pour l’entreprise – sont bien mieux adaptés que les classifications calquées sur les parcours managériaux. A chacun de ces niveaux peut correspondre une série d’avantages motivants pour l’expert : temps détaché pour rayonner à l’externe, accès facilité à des dirigeants, interventions sur des sujets à haute valeur ajoutée, contribution à l’animation de l’expertise au sein de son entité, rémunération…
Booster le leadership d’expert !
C’est enfin aux experts eux-mêmes de prendre toute la dimension de leur rôle et de développer leur leadership spécifique d’expert, c’est-à-dire un leadership différent de celui des managers. Pas facile pour des collaborateurs plus portés à l’approfondissement des sujets de fond qu’à la valorisation de leur démarche. Les 3 pistes précédentes permettent de créer un contexte favorable à l’émergence de leur leadership, mais cela ne suffit pas toujours. RH et manager ont un rôle important à jouer pour les accompagner, les coacher et mettre en place des programmes de développement du leadership adaptés à leurs problématiques. Au-delà du champ technique, le rayonnement externe, l’ampleur de vue, l’ouverture stratégique et les compétences relationnelles sont décisives. Si ce n’est pas dans l’ADN de votre entreprise, cela prendra du temps et nécessitera de bien évaluer les spécificités du leadership d’expert au sein de votre organisation. Le jeu en vaut la chandelle : il y a là un potentiel trop souvent mal exploité.
Booster le leadership d’expert nécessite de changer les habitudes et d’encourager les experts à investir l’intégralité de leur rôle, à conquérir de nouvelles marges de manœuvre, à être à l’avant-garde du business… mais sur un autre terrain que celui des managers.
A nous de jouer !
Par Mathieu Maurice
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Mathieu MAURICE : Directeur Général du CEPIG, est philosophe de formation. Son domaine de prédilection : l’innovation RH et managériale au service de la performance des organisations et de l’épanouissements des hommes et des femmes dans l’entreprise. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : L’intention de GEM Anscombe (traduction), Gagnez en autorité naturelle (2004), L’alchimie des Talents (collectif avec Yves BLANC et Catherine FOIX, 2009), 4 clés pour gagner en autorité naturelle (2012), et bientôt Décider (collectif, janvier 2018).
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